Contrôler le droit à l'éducation des filles non-scolarisées en Tanzanie

Kate Holt, ActionAid.jpg

© Kate Holt / ActionAid
Erica Murphy - @RTEInitiative
25 Juillet 2016

La Tanzanie a l'un des taux de mariage d'enfants les plus élevés au monde. Selon le Fonds des Nations Unies pour la population, 37% des filles sont déjà mariées lorsqu'elles atteignent l'âge de dix-huit ans. En Tanzanie, comme dans de nombreux autres pays, le mariage d'enfants marque la fin de l'éducation d'une fille. Les filles sont forcées d'abandonner l'école ou n'atteignent pas l'enseignement secondaire. Les grossesses précoces, qui suivent habituellement le mariage d'enfants, forcent également les filles à abandonner les bancs de l'école (une fille sur six tombe enceinte entre l'âge de quinze ans et l'âge de dix-neuf ans) et dans certaines région de la Tanzanie les filles sont exclues lorsqu'elles sont enceintes.

Il existe plusieurs stratégies que la société civile peut utiliser pour analyser, comprendre, et répondre à cet enjeu extrêmement complexe, mais celle d'entre elles qui est souvent négligée ou rejetée est l'approche basée sur les droits humains. Cela est compréhensible; il existe une idée reçue selon laquelle le droit en matière de droits humains est compliqué et technique. Mais la valeur potentielle à l'application d'une approche fondée sur les droits humains pour le travail de surveillance et de plaidoyer est énorme. En collaborant avec les obligations juridiques qui accompagnent l’engagement des États vis à vis du droit international en matière de droits humains, les défenseurs sont mieux équipés pour tenir pour responsables les débiteurs des obligations.

Cet article met en valeur de tels bénéfices par le biais de l’exemple d’indicateurs fondés sur les droits humains pour le droit à l’éducation qui ont été développés par le Right to Education Project (RTE). Il porte en particulier sur le Guide de suivi du droit à l’éducation (‘Guide’) et l’Outil de sélection des indicateurs du droit à l’éducation (‘outil ’) et leur utilité/ pertinence dans le cas des filles non-scolarisées de Tanzanie. 

 

Une approche se fondant sur les droits humains pour contrôler et promouvoir l’éducation

RTE préconise depuis longtemps la centralité des droits humains dans le contrôle et la promotion de l’éducation. Cela est dû au fait que l’éducation est un droit humain, et non pas un privilège que les États accordent selon leur volonté. Chaque pays a ratifié au moins un traité relatif aux droits humains garantissant le droit à l’éducation et la majorité des pays garantissent le droit à l’éducation dans leur constitution.

Cet engagement signifie que presque tous les États sont juridiquement tenus de faire du droit à l’éducation une réalité pour tous. En ayant recours au droit international relatif aux droits humains nous pouvons contrôler sa mise en oeuvre, identifier les violations, et obliger les États à tenir compte des engagements qu’ils ont pris.

Les indicateurs, dérivant du droit international en matière de droits humains, nous permet de rassembler des preuves pertinentes, révélatrices et crédibles, non seulement pour comprendre qui jouit ou pas du droit à l’éducation mais aussi pour évaluer ce que les États ont fait ou sont en train de faire pour que cela devienne une réalité. Les données qui montrent que l’État manque à ses engagements est une manière extrêmement efficace de responsabiliser les États. Nous pouvons poser des questions du type “Pourquoi est-ce que vos lois discriminent les filles?” et apporter des preuves soutenant nos affirmations.

Le Guide et l’Outil

Grâce à cette approche, nous avons développé un guide interactif pour contrôler le droit à l’éducation et un outil l’accompagnant pour sélectionner les indicateurs en matière de droits humains. Le Guide de contrôle du droit à l’éducation est un guide en sept étapes pour faire appliquer l’approche fondée sur les droits humains. Il montre aux utilisateurs comment utiliser l’Outil, comment sélectionner des indicateurs pertinents pour chaque étape, comment recueillir, évaluer, et interpréter ces données, et comment réunir les données pour indiquer une violation.

L’ Outil de sélection des indicateurs relatifs à l’éducation permet aux utilisateurs de sélectionner les indicateurs relatifs au droit à l’éducation dans notre banque de plus de 150 indicateurs en fonction de l’enjeu que l’utilisateur veut contrôler.

Les Guide et Outil sont destinés à démystifier et à simplifier le processus de contrôle des droits humains et encourager tous ceux s’engageant dans des activités de plaidoyer relatives à l’éducation d’utiliser les mécanismes relatifs aux droits humains pour aspirer au changement.

 

Analyser l’éducation et le mariage d’enfants en Tanzanie d’un point de vue des droits humains

En appliquant le Guide et l’Outil au cas de la Tanzanie décrit ci-dessus, nous pouvons commencer par l’affirmation selon laquelle le mariage d’enfants empêche les filles d’aller à l’école. La première étape de notre analyse est de fournir des preuves appuyant cette affirmation.  

La première étape importante du Guide montre aux utilisateurs comment identifier les privations et les inégalités dans l’exercice du droit à l’éducation. Par exemple, une question à poser serait: est-ce que les filles bénéficient du même niveau d’éducation que les garçons?

Pour mesurer cela, on propose aux utilisateurs des indicateurs d’effets.  Les indicateurs d’effets mesurent l’exercice du droit à l’éducation du point de vue du détenteur de ce droit, autrement dit, l’impact des efforts des États pour mettre en oeuvre le droit à l’éducation.

En ce qui concerne l’éducation des filles en Tanzanie, nous souhaitons sélectionner des indicateurs d’effets qui indiquent si l’accès des filles à l’éducation subit des incidences négatives.   

Décider quels indicateurs utiliser n’est pas toujours évident. C’est pourquoi nous avons développé l’Outil. En introduisant le critère pertinent à l’enjeu que vous contrôlez, il ne vous reste plus que les indicateurs pertinents.

Dans ce cas particulier de l’éducation des filles, nous pouvons faire les sélections suivantes: ‘filles’, ‘enseignement secondaire’, ‘indicateurs d’effets’, et ‘accès à l’éducation. Cela laisse la place à huit indicateurs.  

Si l’on prend un indicateur suggéré par l’Outil, taux d’enfants non scolarisés au niveau secondaire, les données montrent que 47% des filles ne vont pas à l’école contre 38% pour les garçons.  Ces chiffres laissent entendre que les filles ne bénéficient pas du même niveau d’accès à l’enseignement secondaire que les garçons. Le Guide montre ensuite aux utilisateurs comment trouver et évaluer les données, et finalement comment interpréter ces données en accord avec les obligations étatiques. L'obligation d'assurer la non-discrimination dans l'accès à l'éducation est une obligation immédiate et essentielle de l'État - et les données suggèrent que la Tanzanie ne respecte peut-être pas ses obligations en matière de droits humains.

Avec les indicateurs de résultats, il est important de s'assurer que les données sont ventilées par groupes. Les données qui montrent que l’exercice du droit par l’ensemble de la population, mais pas des groupes marginalisés, dissimule une discrimination possible. Sans données désagrégées, nous ne pouvons pas identifier les problèmes, ce qui signifie qu'ils ne peuvent être résolus, ce qui a pour effet de marginaliser davantage ces groupes.

 

Cependant, il est important de noter que des niveaux de jouissance inégaux ne prouvent pas une violation, et ils n’expliquent pas beaucoup les raisons pour lesquelles l'inégalité existe. L'étape suivante consiste alors à déterminer si l'inégalité identifiée résulte de lois et de politiques absentes, inadéquates ou inefficaces ou d'un manque de mise en œuvre. Pour la Tanzanie, nous souhaitons identifier les normes juridiques et politiques principales et leur intersection avec les facteurs juridiques et politiques de taux élevés de mariages d’enfants.

L’étape suivante montre aux utilisateurs comment évaluer 1) l’engagement des États vis à vis du droit à l’éducation et 2) les mesures prises pour que cet engagement devienne une réalité.

L’engagement en faveur du droit à l’éducation nécessite l’adoption de lois et de politiques et est mesuré grâce à plusieurs indicateurs structurels. Les indicateurs structurels mesurent l’engagement d’un État vis à vis du droit à l’éducation et peuvent être utilisés pour évaluer la mesure dans laquelle une législation nationale est en accord avec le droit international en matière de droits humains. Une absence d’engagement signifie qu’il n’y a pas de volonté ou d’effort fourni dans la mise en oeuvre du droit à l’éducation.

À partir de l’exemple de la Tanzanie, nous devons évaluer l’engagement du pays à garantir le droit à l’éducation des filles et évaluer s’il existe des obstacles institutionnels à une mise en oeuvre effective de ce droit. L’Outil suggère, entre autres, deux indicateurs importants:

●      Garantie du droit à l’éducation dans la Constitution ou toutes autres formes de lois supérieures

La Constitution de la Tanzanie n’a pas de clause exécutoire pour le droit à l’éducation et ne protège pas non plus le droit des filles à l’éducation de manière spécifique. Cela montre que l’engagement juridique au niveau national est un enjeu.

●      Existe-t-il une législation interdisant le mariage des enfants?

Le Code pénal (amendé par le texte de loi de la Loi de l’enfant (2009)) fixe l’âge minimum du mariage des filles et garçons à 18 ans, cependant le texte de loi de la Loi sur le mariage (1971) fixe l’âge minimum du mariage à dix-huit ans pour les garçons et à quinze ans pour les filles titulaires d’une autorisation parentale et quatorze ans pour les filles titulaires d’une autorisation de la cour de justice. Le texte de loi de la Loi de l’enfant amende également le texte de loi relatif à la Loi sur le mariage mais n’amende pas la disposition spécifique sur l’âge minimum du mariage pour les filles, comme il l’avait fait pour le Code pénal. Cette situation absurde crée une incohérence dans les lois.

Il semble que cela est un problème pour notre étude, mais le Guide fournit des indications sur la façon de réaliser une analyse juridique basique des données pour les indicateurs structurels, mais aussi sur la façon d’analyser les incohérences dans les lois internationales et nationales.

Alors que la plupart des États respectent leurs engagements en faveur du droit à l’éducation, les efforts qu’ils font pour transformer cet engagement et en faire une réalité doivent être évalués. Cela est mesuré grâce aux indicateurs de processus. Ils peuvent être utilisés pour mesurer la qualité, la pertinence, l’efficacité et l’efficience des lois et politiques relatives à l’éducation, et leur mise en oeuvre.

L’ Outil donne neuf indicateurs de processus, dont des indicateurs permettant d’évaluer les programmes pour lutter contre l’abandon, ce qui inclut des programmes de réinsertion, et la charge financière pesant sur le foyer lorsque les enfants sont envoyés à l’école.

L'indicateur de processus qui complète l'indicateur sur la législation relative au mariage des enfants est: Incidents relatifs au mariage des enfants. Comme mentionné plus haut, ce chiffre est de 37% pour les filles de moins de dix-huit ans. Il est également important ici (mais hors de portée pour cet article) de consulter d'autres moteurs juridiques et politiques qui pourraient contribuer à une prévalence élevée de mariages des enfants, particulièrement la puissance des lois et politiques relatives au droit à l'éducation en matière d’éducation gratuite, d'accès des filles à l'éducation, et de qualité de l'éducation. La relation entre le mariage des enfants et l'accès à l'éducation n'est pas nécessairement à sens unique - l'absence d'un enseignement de qualité, dont le coût est trop élevé et l'accès limité à l’enseignement, peuvent conduire les filles à se marier.

Le Guide explique ensuite comment recueillir, évaluer, et interpréter les données de l'indicateur de processus en accord avec avec le contenu du droit à l'éducation.

En reliant les données sur les résultats avec les données structurelles et de processus, nous pouvons voir, de manière simpliste, qu’il existe une inégalité dans l’exercice du droit à l’éducation par les filles (47% des filles sont non-scolarisées contre 38% des garçons) parce que la Constitution ne protège pas explicitement le droit à l’éducation des filles et la législation relative à l’âge minimum pour le mariage des enfants est contradictoire, ce qui signifie qu’elle ne peut pas être appliquée, contribuant alors à un taux de prévalence du mariage des enfants s’élevant à 37% de filles mariées lorsqu’elle atteignent l’âge de dix-huit ans.

Pour compléter notre analyse, il existe trois mesures additionnelles:

●      Évaluer les ressources allouées à la mise en oeuvre du droit à l’éducation: Cette mesure établit le lien entre l’échec des politiques et les lacunes dans la mise en oeuvre observés au cours des étapes précédentes et un financement inadapté. Il est clair que les États ne peuvent pas respecter leurs obligations en matière de droits humains sans ressources.  Utiliser la Tanzanie comme exemple, en garantissant la non-discrimination dans l’accès à l’éducation correspond à une obligation fondamentale minimale et immédiate des États. Une absence de ressources ne peut pas justifier l’inaction; en fait, les ressources doivent être placées en priorité lorsqu’il s’agit des obligations fondamentales minimales.

●      Déterminer si les lois et les politiques relatives à l’éducation sont développées et mises en oeuvre en accord avec les principes relatifs aux droits humains de transparence, participation, et responsabilité. Par exemple, quels sont les mécanismes de redevabilité qui existent pour garantir que la discrimination ne se produisent pas à l’école? Est-ce que les filles et les femmes peuvent participer au cycle d’élaboration des politiques pour garantir que les lois et les politiques répondent à leurs besoins? Est-ce que ces mécanismes de remédiation sont disponibles pour les filles expulsées pour cause de grossesse ou mariage?

●      La dernière étape fournit une orientation sur la manière de rédiger votre rapport à des fins de plaidoyer des droits humains mais aussi sur des stratégies de plaidoyer en matière de des droits humains tel que, par exemple, l'élaboration de rapports parallèles et la prise de cas auprès des mécanismes judiciaires et quasi-judiciaires.

Nous demandons une responsabilisation!

La Tanzanie n'est pas seule. Tous les pays sont confrontés à des enjeux relatifs à l'éducation et la société civile joue un rôle vital dans le soutien  accordé aux États pour comprendre ces enjeux. Cependant, dans certains cas l'État lui-même peut être responsable de certains problèmes. Dans ces cas là, c'est le rôle de la société civile de tenir les États responsables de leur absence de protection/ incapacité à protéger le droit à l'éducation.

Afin de tenir les États responsables nous avons besoin de preuves. Les preuves solides sont difficiles à ignorer et l'importance du contrôle se trouve dans la qualité des preuves fournies. Une approche fondée sur les droits humains est fondamentale dans ce processus.

Nous espérons que le Guide et l'Outil vous aidera à développer les arguments les plus solides afin de garantir le respect par les États de leur engagement vis à vis du droit à l'éducation.

Veuillez nous contacter si vous souhaitez être assistés dans cette opération de contrôle.

Post-Scriptum: Le 8 juillet 2016, dans une affaire portée par la Msichana Initiative au tribunal, la Cour suprême a décidé que les dispositions de la loi sur le mariage qui fixent l’âge minimum de mariage à dix-huit ans pour les garçons et quatorze ans pour les filles sont inconstitutionnels parce qu’ils violent le droit à l’égalité et la non-discrimination. La Cour a ordonné que la loi sur le mariage soit amendée et que l’âge minimum de mariage pour les deux sexes soit fixé à dix-huit ans.

Alors que cette décision est une victoire importante, cela ne mettra pas fin immédiatement au mariage des enfants. Le gouvernement de Tanzanie doit maintenant garantir son respect de l’ordonnance du tribunal, assurer que la loi modifiée est convenablement appliquée, et mettre en oeuvre des politiques et des mesures pour assurer que les filles mariées et/ou enceintes ne fassent pas l’objet de discrimination dans le domaine de l’éducation, particulièrement en ce qui concerne l’accès à cette éducation. Il doit assurer que sa circulaire récente étendant l’éducation gratuite au niveau secondaire s’accompagne d’un financement adéquat pour ne pas en compromettre la qualité (une éducation de mauvaise qualité favorise l’abandon).

Par le biais de la surveillance, la société civile doit pousser le gouvernement de Tanzanie à s’assurer que l’interdiction du mariage des enfants est correctement et efficacement mis en place, et identifier toute absence de mise en oeuvre des politiques et programmes, ainsi que toute lacune dans les politiques. En outre, le gouvernement de Tanzanie doit surveiller le droit des filles à l’éducation afin d’assurer que ses politiques et programmes sont bien ciblés et afin d’évaluer l’impact de ces politiques et programmes.

Erica Murphy est chargée de projet au projet Droit à l'éducation: erica.murphy@right-to-education.org

Cet article de blog a été publié pour la première fois sur Rights! Blog et a été republié avec la permission des éditeurs, l'original peut être consulté, ici.

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